Grand poète, grand groupe, grand chanteur : ça valait bien la création d’une nouvelle rubrique. C’est vrai que pour l’inaugurer, on aurait pu parler de quelque chose de plus classique : une chanson de Brel, Brassens ou Bruni (cherche l’intrus). Ben non, on va parler metal, mais attention, du metôl pas banôl. En effet, sous le titre « The Death Minstrel » se cache un poème mis en musique par l’excellent groupe Procession. Tu as bien lu. UN POÈME. Tu te dis peut-être que des metalleux-poètes, ça n’existe pas, ou alors c’est très rare, un peu comme un straight edge aux fêtes de Bayonne ou une bonne émission de télé en prime time. Et bien F&D va te montrer que non seulement c’est possible, mais qu’en plus ça peut te coller le frisson.
Le titre figure sur l’album To Reap Heavens Apart (2013), dont on a vanté les immenses qualités ici. Pour rappel Procession est un groupe de doom metal (tendance heavy/lyrique) né au Chili, aujourd’hui installé en Suède, à l’exception de son bassiste fidèle à la patrie. La première chose qui nous a poussé à écrire ces lignes, c’est la « chanson » elle-même, point culminant d’un disque de haute volée. Une pure merveille, qui a pu voir le jour grâce au concours du légendaire chanteur A.A. Nemtheanga (Primordial, Dread Sovereign, Twilight Of The Gods) ayant accepté l’invitation du groupe. La seconde, c’est que l’idée est particulièrement originale, dans un domaine musical (le doom) assez codifié. Plus largement, de toute l’histoire du metal, peu se sont aventurés à réciter l’intégralité d’un poème, tout en l’intégrant de manière cohérente à un album. Il y a bien eu Arcturus (Poe) ou Agalloch (Yeats), mais rien de très marquant. Il doit certainement y avoir d’autres exemples, mais pas des masses. Enfin, « The Death Minstrel » recèle une actualité brûlante puisque Dread Sovereign rejoint ce soir à Rotterdam la tournée européenne de Procession. L’occasion peut-être (soyons fous) de voir Nemtheanga réciter ce poème sous ton regard admiratif.
Quelques mots sur le poème, qui constitue un choix pertinent – pour ne pas dire le choix idéal compte tenu de l’approche musicale du groupe. L’auteur n’est autre que Rainer Maria Rilke, poète majeur de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. On pourrait croire que le poème a été écrit en anglais puisqu’ici, il est narré dans la langue de Shakespeare. En réalité il l’a été en allemand. Rilke est principalement reconnu pour ses poèmes en allemand, langue natale dont il maîtrisait la rythmique à la perfection – bien qu’il ait également écrit en français. Autre précision : on désigne souvent le poème sous le nom « La Mort », mais en réalité il n’a pas de titre. Pourquoi on te raconte tout ça? Parce que : 1) A la lecture de certaines interviews il apparaît qu’au sein de Procession tout le monde n’est pas au courant (on ne citera pas de nom), 2) C’est vraiment très intéressant. Non?
Come thou, thou last one, whom I recognize,Unbearable pain throughout this body’s fabric:
As I in my spirit burned, see, I now burn in thee :
the wood that long resisted the advancing flames
Which thou kept flaring, I now am nourishinig
And burn in thee. My gentle and mild being through thy ruthless fury
Has turned into a raging hell that is not from here.
Quite pure, quite free of future planning, I mounted
The tangled funeral pyre built for my suffering,
So sure of nothing more to buy for future needs,
While in my heart the stored reserves kept silent. Is it still I, who there past all recognition burn?
Memories I do not seize and bring inside.
O life! O living! O to be outside!
And I in flames. And no one here who knows me.
Procession partage avec Rilke un lyrisme évident, mais aussi l’obsession de la mort. Une fascination pourrait-on dire, car cet événement n’est pas perçu comme une fin en soi ni comme une disparition. Ce poème est le dernier de Rilke, écrit en 1926 une dizaine de jours avant qu’une leucémie ne l’emporte pour toujours. Ce contexte lui attribue donc un caractère explicite, une dimension pragmatique, la mort n’étant cette fois pas seulement conceptualisée, préparée, mais affrontée à l’occasion d’ultimes souffrances. Le feu, lui, rôde toujours autour de ce poète solitaire et voyageur. Il détruit, mais purifie aussi, ce qui peut en faire le symbole d’un désir d’éternité et de perfection. On le retrouve fréquemment dans les textes du groupe, adepte de la combinaison destruction/renaissance dans une perspective d’auto-dépassement. Le plomb qui devient or, solve et coagula disaient les alchimistes. Du visible à l’invisible, aurait dit Rilke.

Procession photographié au Karmøygeddon Metal Festival 2014 par Jørgen Freim. Tête de mort sur la sangle.
Qui mieux que Procession, donc, pour mettre en valeur ce magnifique poème? Quel meilleur poème pour élever la dramaturgie – dramatique ne veut pas dire dépressif – de ce doom metal? Ça y est on cède à notre tour à l’exaltation. Voilà un groupe avec une vraie démarche artistique, qui a quelques prétentions par-delà les poncifs du doom et le folklore metal en général (le cuir, les clous, le fun, les croix à l’endroit ou à l’envers, le noir, l’occultisme authentique ou forcé). On pourrait dire qu’il y a une âme qui se dresse fièrement dans cette musique (pas très originale la formule, mais poétique), ce qui n’assure pas des fins de mois confortables à ses auteurs, mais leur confère une gloire certaine. La passion et le dévouement sautent aux oreilles, tout particulièrement sur « The Death Minstrel », morceau minimaliste dans sa construction, simple techniquement, maximaliste dans son ambition.
0:01 Intro : des vagues s’écrasent et un feu crépite (à moins qu’il ne s’agisse du bruit de la pluie?). Puis une guitare acoustique pose la mélodie qui ne lâchera pas l’auditeur pendant plus de 6 minutes. Nous sommes plongés dans l’agonie d’un ménestrel, grattant quelques dernières notes sur son luth. Ambiance grosse chialade. Pourquoi diable un ménestrel, alors qu’il n’en est pas question dans le poème? Pourquoi ce titre énigmatique dans un anglais… étrange (« The Dead Minstrel » ou « Death Of A Minstrel » auraient été plus académiques)? Il y a une part de mystère. Peut-être une autre référence littéraire ou culturelle, ou bien un jeu de mot qu’on n’aurait pas pigé (le titre de l’album étant lui-même un jeu de mot). Peut-être que le groupe avait créé ce thème du ménestrel, puis l’idée du poème est apparue : « The Minstrel » + « Death » = « The Death Minstrel ». En quelque sorte. 0:38 Le bruit de la mer et du feu disparaît, c’est alors l’écho de percussions qui nous parvient, calé sur un rythme excessivement lent. On est presque dans du funeral doom : il s’agit du morceau le plus lent de l’album. Le plus tragique aussi. Un léger grondement basse fréquence se fait entendre. De lointains choeurs et le sifflement d’une respiration font monter la tension. 1:27 Cette fois il semble bien que ce soit la pluie qui fasse son apparition, tandis que les crépitements reviennent. Le relation avec les éléments est prégnante. On peut imaginer le ménestrel se livrant à la terre (« Souviens-toi que tu es poussière, et que tu redeviendras poussière »), ou penser à Rilke qui voyait des forces cachées dans la nature (« Je te vois, rose, livre entrebaillé »). La mort est un retour aux choses essentielles. Le grondement se fait plus fort.
2:33 Première strophe : c’est le déchirement de douleur, le grand frisson. Les guitares électriques se libèrent et explosent, la basse vrombit, tandis que la batterie poursuit le lent travail de sape. Nemtheanga débute la narration, regardant la faucheuse droit dans les yeux, avec une extraordinaire dignité. « As I in my spirit burned, see, I now burn in thee ». Scission du corps et de l’esprit, avant la réunion dans les flammes. Une fusion avec le grand Tout? Le corps a longtemps résisté, mais à l’instant présent, il cède. Ce fut toute une préparation, toute une vie. Celle de Rilke, lequel aimait considérer la mort comme une possible apothéose, consécutive à une longue ascension.

Il fait un peu peur le monsieur qui chante mais en fait il est très gentil. Photo de Nemtheanga prise par Karydwen lors du concert de Primordial à Paris le 23 février 2014
3:33 Deuxième strophe : la grosse caisse pointe son nez, battant la mesure tel un cœur qui bat. Le duo de guitares jumelles monte d’un ton, les harmonies soulèvent la plainte. De la douleur mais pas de peur. Rilke a dialogué avec la mort durant toute sa vie / son œuvre, il voulait se mettre d’accord avec elle, la faire mûrir en son corps, s’accomplir au travers d’ELLE. « Quite pure, quite free of future planning, I mounted the tangled funeral pyre built for my suffering ». C’est le basculement dans un outre-monde, ou le Monde tout simplement – tout dépend du point de vue duquel on se place. Le cœur se tait, la voie est libre, c’est le moment. Libéré de tout avenir, le ménestrel chevauche le bûcher. La mélodie se fait tantôt consonante tantôt dissonante, dans un processus de destruction-purification.
6:04 Troisième et dernière strophe. La tension est à son paroxysme. Nemtheanga force un petit peu sa voix. On reconnaît le Alan Averill (son nom d’état civil) narrant quelques phrases de Jean-Paul Sartre avec Primordial sur « The Soul Must Sleep » figurant sur Spirit The Earth Aflame (2000). Ici, sa performance est impeccable. Le risque était grand (pour un chanteur metal) d’en faire trop, de tomber dans la balourdise ou la pompe. Le ton est juste. Solennel, grave, mais juste. Quelle émotion dans cette voix, quelle diction remarquable! Quel talent de narrateur, tout simplement. Encore une fois il faut saluer Procession (dont le seul défaut est de chanter avec un accent chilien) pour ce choix inspiré de la rencontre entre Felipe Plaza (guitare, chant) et le chanteur irlandais. La seule narration du poème suffit à maintenir l’attention, le thème du ménestrel tirant en longueur. « O life! O living! O to be outside! And I in flames. And no one here who knows me ». La dissolution de l’être est en marche, les souvenirs sont abandonnés. Le Je existe toujours mais il devient Autre. Il est dehors mais n’est pas seul. Il est dehors pour l’éternité. La religiosité de Rilke met au défi le mysticisme d’un groupe de doom du XXIème siècle. FIN
Puisque toute traduction est trahison, surtout dans la poésie, voici la version originale. Les germanophones l’appellent communément le « Komm du… », en référence au premier vers. Tu trouveras, juxtaposée, une traduction française, qui aurait été réalisée par un dénommé Philippe Jacottet. Elle est assez médiocre, mais l’exercice est tellement difficile…
Komm du, du letzter, den ich anerkenne, / Approche, dernière chose que je reconnaisse,Heilloser Schmerz im leiblichen Geweb: / Mal incurable dans l’étoffe de peau;
Wie ich im Geiste brannte, sieh, ich brenne / De même qu’en esprit j’ai brûlé, vois, je brûle
In dir; das Holz hat lange widerstrebt, / En toi; le bois longtemps a refusé
Der Flamme, die du loderst, zuzustimmen, / De consentir aux flammes que tu couves,
Nun aber nähr’ ich dich und brenn in dir. / A présent je te gave et brûle en toi. Mein hiesig Mildsein wird in deinem Grimmen / Ma douceur de ce monde, quand tu fais rage
Ein Grimm der Hölle nicht von hier. / Devient rage infernale d’autre monde.
Ganz rein, ganz planlos frei von Zukunft stieg / Naïvement pur d’avenir, je suis
Ich auf des Leidens wirren Scheiterhaufen, / Monté sur le bûcher trouble de la douleur,
So sicher nirgend Künftiges zu kaufen / sûr de ne plus acheter d’avenir
Um dieses Herz, darin der Vorrat schwieg. / Pour ce cœur où la ressource était muette. Bin ich es noch, der da unkenntlich brennt? / Suis-je encore, méconnaissable, ce qui brûle?
Erinnerungen reiß ich nicht herein. / Je n’y traînerai pas de souvenirs.
O Leben, Leben: Draußensein. / Ô vie, ô vie : être dehors.
Und ich in Lohe. Niemand der mich kennt. / Et moi en flammes. Nul qui me connaisse.
Stupefied at birth.
Tu m’avais conseillé ce morceau il y a un moment déjà et j’étais passé un peu à côté j’avoue. Et j’avoue aussi que j’ai toujours du mal avec, c’est un poil trop lent !
La performance de Nemtheanga par contre, oui. Il est vraiment juste dans son interprétation et colle vraiment à ce que dégage le poème.
Et puis j’ai envie de te dire que là, y’a du bel article bien ciselé. T’as mis en plein dedans en écrivant que « Nemtheanga débute la narration, regardant la faucheuse droit dans les yeux, avec une extraordinaire dignité ». Je pense que c’est un peu l’histoire de sa vie de toiser la Mort avec rien que sa voix, ses textes et un vieux sweat capuche décati sur lequel devait dormir son pauvre chien arthritique.
Nemtheanga is a way of death 😉 Content que l’article t’ait intéressé. Ce texte est une excellente introduction à la poésie de Rilke, un auteur très intéressant.
les artistes ça sert à rien, c’est pas productif
en plus ça prend de la drogue, comme les cycliste de l’epo
ça prouve bien que ça a rien dans le citron si ça se dope pas
remarque pour pédaler t’en a pas besoin, mais le vélo c’est beau !
est cette spountz de Rilke qui leur donnait déjà le mauvais
exemple ya un siecle, tu n’étonnes que les générations tournent mal
moi j’te foutrait tout ça au turbin, pas vrai Marcel ?bon, Roger ! remet nous 2 Muscadet, y me foute le tournis tous ces jeunes !
moi j’vous’l’dit
Alors ça va bien, malgré tout ?
je me ferais bien l’épisode 3 de la metalcon du mois d’aout !
maintenant que les photos sont triées, fait péter ta verve
en tout cas, ce petit mail donne un avant gout, t’es chaud bouillant
ça promet.
on vous embrasse
gilles
http://www.faceausud.com http://www.faceausud.fr
Date: Fri, 31 Oct 2014 16:50:59 +0000
To: face-au-sud@live.fr
Ah ah quelle réactivité et quel enthousiasme, merci! Pour le J3 à la ramasse total, du coup on a fait aut’ chose. Tiens Jacky remets-moi une Suze ça va p’t-être revenir! à++